SHUN | Sous le commissariat de Nicolas Bourriaud - Booth SP4

Timur Si Qin, Prayer to Four Winds, Video loop animation 2’, 2021, Courtesy de l’artiste et Magician space

Timur Si Qin, Prayer to Four Winds, Video loop animation 2’, 2021, Courtesy de l’artiste et Magician space

Certaines expositions s’inscrivent dans des cycles thématiques, et naissent d’une sorte de rumination. « Shun », qui rassemble des artistes issus du continent asiatique, prolonge sous la forme d’une note, ou d’une mise au point plus serrée, la biennale que j’ai organisée à Taipei en 2014, « The Great acceleration ». Celle-ci, la première que j’ai consacrée à l’anthropocène et à la manière dont le changement climatique affectait le regard des artistes, consistait déjà en un dialogue Orient/Occident — pour aller vite. Mais « Shun » se focalise sur les origines, et tente de mettre en relief les sources idéologiques, mentales, philosophiques, de l’écart qui a séparé, pendant des siècles, l’espace européen et l’espace chinois. Cette divergence fondamentale est le grand sujet du philosophe François Jullien, qui a inspiré cette exposition, mais également celui de lbien des historiens: « Si la pensée grecque est empreinte de l’esprit du potier, écrit-il, lequel travaille la pensée amorphe de l’argile (…) la pensée chinoise est tournée vers l’esprit du lapidaire, lequel fait l’expérience de la résistance du jade et emploie tout son art seulement à tirer parti du sens des strates de la matière brute pour dégager de celle-ci la forme qui y préexistait et dont nul ne pouvait avoir l’idée avant de la découvrir. » Il est aujourd’hui important, plus que jamais sans doute, de revenir à l’archéologie des images et des formes pour comprendre l’art de notre temps. 

Pendant la période dite des « Royaumes combattants », entre le cinquième et le troisième siècle avant J.C, apparaît Zhuangzhi (ou Tchouang Tseu), qui pose les bases de la pensée chinoise, les concepts fondamentaux du Taoïsme : le Qi (énergie vitale), le Yin et le Yang, mais également la notion de Wuwei, que l’on traduit souvent par non agir, et qui signifie surtout agir selon le cours des choses, épouser les mouvements naturels. Ce qui désire, ce qui analyse ou batit, est wei : l’agir est cette pulsion qui force et violente la nature. Au même moment, c’est-à-dire au quatrième siècle en Grèce, Aristote définissait l’acte créateur comme l’apposition d’une forme (active) sur une matière (passive) : le principe hylémorphique de l’art occidental, qui légitime une violence faite aux choses. 

L’Occident s’est radicalement distingué de l’Asie en adoptant une relation purement utilitariste envers son environnement naturel. Disséquer les atomes ou éventrer la terre, exploiter les ressources naturelles comme si elles étaient à notre disposition, tels furent les principes à partir desquels le capitalisme européen s’est développé, à partir du seizième siècle. Ces principes, qui aboutirent à l’idéologie du progrès, n’entraient pas dans le cadre conceptuel de la culture chinoise d’alors, imprégnée de taoïsme, qui concevait ce que l’européen appelle “nature” en termes d’interactions et de régulations. Pour l’occident, le monde entier est le théâtre d’une opposition entre la culture (humaine) et la nature, qui est un contenant neutre. À l’inverse, dans le Tao, il s’agit d’épouser le cours des choses, que résume le terme shun. 

Pour Bertold Brecht, « il manque à la composition chinoise l’élément de contrainte qui nous est à nous absolument familier. Son ordre ne coûte aucune violence. »

D’un côté, un culte ancestral de la vie, multiforme, articulé en peinture autour d’un rapport entre l’eau et la montagne. De l’autre, les natures mortes européennes, des gibiers et des poissons morts, des fleurs coupées et des crucifixions. 

Mais qu’en est-il de cette forme de pensée lorsque la nature est devenue l’expression globale  de l’industrie humaine, l’image de son omniprésence ? Les artistes que j’ai choisi de présenter répondent, chacun/e à leur manière, à cette question, à une époque où les modes de vie et les systèmes de production, également toxiques, se confondent dans l’économie productiviste mondiale ?